JUSTE POUR MOI ET LES AUTRES !

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Messagepar Nina » Mars 26th, 2022, 11:02 am

LE « MARRANISME » DE MONTAIGNE - L'HISTOIRE JUIVE DE MONTAIGNE de Sophie Jama
Flammarion, 240 p.

LE LIVRE de Sophie Jama part d'un fait avéré : l'ascendance juive de Montaigne.

Le grand-père maternel de l'auteur des Essais, Pierre Lopez,se serait converti au christianisme avant son départ d'Espagne. Sa fille, Antoinette Lopez de Villanueva (de Louppes de Villeneuve, après francisation du nom), mère de Montaigne, serait ainsi une descendante en ligne directe de Micer Pablo
Lopez de Villanueva, brûlé vif par l'Inquisition espagnole en 1491.

Cette Inquisition est instituée par les rois catholiques Ferdinand et Isabelle en novembre 1478.

Elle s'installe à Seville en 1480. Torquemada (luimême un converti!) exerce ses fonctions d'insquisiteur général de l'Espagne à partir de 1483.

Les Juifs ont deux choix : s'exiler ou se convertir. Convertis contre leur gré, un grand nombre d'entre eux pratiquent en cachette un crypto-judaïsme et tentent de transmettre à leur descendance une forme d'identité juive. C'est le phénomène du « marranisme » qui va bientôt s'étendre au Portugal et contre lequel va s'exercer la violence de l'Inquisition. L'histoire atteste que la répression ne viendra pas toujours à bout du puissant sentiment identitaire de ces communautés.

Un catholicisme tout en nuances Michel Eyquem de Montaigne s'est présenté et a toujours été considéré comme un catholique sincère. Pourtant, comme le souligne Sophie Jama, sa pratique religieuse constitue un thème assez négligé dans son œuvre. Il n'évoque jamais dans ses notes biographiques sa première confession (qu'on encourageait à l'époque vers cinq ou six ans) ni sa première communion. Rien n'est dit non plus sur la constitution de sa conscience chrétienne. Le phénomène religieux l'intéresse davantage comme phénomène culturel que comme expérience personnelle.

Il critique en général toute nouveauté en matière de religion. Vivant à l'époque des guerres de religion, partisan de la paix sociale, il s'oppose à la violence. Changer les habitudes des hommes lui paraît une entreprise risquée et absurde. Il n'est pas dénué de sentiment religieux pour autant, mais le Dieu auquel il s'attache paraît à Sophie Jama plus conforme à l'ancienne alliance (juive) qu'à la nouvelle (chrétienne). En affirmant que Dieu est « le seul qui est », Montaigne s'éloigne de la conception chrétienne de la trinité et se rapproche de celle de l'unité divine propre au judaïsme.

L'importance qu'il accorde à la prière du Notre Père (« c'est l'unique prière de quoy je me sers par tout, et la répète au lieu d'en changer. D'où il advient que je n'en ay aussi bien en mémoire que celle là ») est également équivoque puisqu'elle ne serait que la reprise d'une prière juive (incluse dans la Chemoneh Esreh, c'est-àdire les dix-huit bénédictions). Tenté dans sa jeunesse par la Réforme, il change d'avis par la suite et critique l'utilisation des langues profanes dans la liturgie. Il prend l'exemple des « Juifs et des Mahometans » qui continuent de révérer le langage dans lequel leurs « mystères » ont été conçus. Sa conception du repentir consiste en un complet retour à Dieu, une révolution intégrale, un détournement du mal inspiré par l'amour de Dieu.

Cette forme de conversion intérieure se rapproche du retour (techouva), fondamental dans le judaïsme. C'est donc un catholicisme tout en nuances que propose Montaigne qui, malgré sa prudence, n'hésitera pas à défendre des opinions à la limite de l'hérésie. Il atténue ainsi la faute du premier couple humain, défend la sexualité et l'amour dans le mariage, exprimant là une sensibilité proche du judaïsme qui encourage une vie conjugale et sexuelle harmonieuse (« Sommes nous pas bien bruttes de nommer brutale l'opération qui nous faict ? »).

Profondément libéral, l'auteur des Essais se méfie des dogmatismes qu'on met trop facilement sur le compte de Dieu et qui relèvent le plus souvent de passions bien humaines. Il combat l'intolérance sous toutes ses formes. Peu intéressé à la théologie, il n'aura de cesse de mettre en garde contre une éducation qui empêche d'être soi et de penser en son nom. Sophie Jama considère sa position ambiguë : il se disait catholique (ce qu'il était de toute façon obligé de faire) mais sa vision du monde s'accorderait mieux avec la conception pragmatique du judaïsme qui s'intéresse en priorité à l'homme et à ses actes. La puissance de Dieu étant inaccessible, ce sont les expériences naturelles et terrestres qui retiendront son attention.

Les écrits de Montaigne témoignent d'un esprit ouvert et critique peu attiré par les dogmes qui enferment la connaissance dans un carcan de préjugés.

Un « philo sémitisme » étranger à l'esprit du temps La première publication des Essais date du 1" mars 1580. Quatre mois plus tard Montaigne entreprend un voyage de dix-sept mois qui lui fera visiter la France, la Suisse, l'Allemagne, l'Autriche et surtout l'Italie. Il dicte puis rédige lui-même un journal de voyage qu'il ne destinait pas à la publication mais qui a été retrouvé par hasard en 1770 dans le château familial.

Les questions religieuses l'intéressent au plus haut point et certaines pages de son journal évoquent une véritable étude comparative des religions. Toutes les formes de croyances et de cultes sont étudiées mais nous nous intéresserons ici à sa découverte du judaïsme en Italie. C'est à Venise, en 1509, que les Juifs avaient pu se réinstaller comme réfugiés de la guerre. C'est dans cette ville qu'est créé le premier ghetto avant celui de Rome, de Florence et de Sienne. Montaigne visite une première synagogue à Vérone le 1" novembre 1580 puis une seconde à Rome quatre mois plus tard. Il décrit avec beaucoup de bienveillance les offices religieux du samedi matin et du samedi après-midi ainsi que la lecture commentée de la Bible.

Il nous offre en outre un récit détaillé et émouvant de la circoncision d'un enfant, une des plus anciennes cérémonies religieuses, écrit-il. Il n'omet aucun détail : l'âge du bébé, le rôle et la place des parents et des parrains, les détails de l'opération et la nature des instruments utilisés. Douze jours après cette circoncision, Montaigne assiste à un spectacle moins réjouissant pour les Juifs, le carnaval de Rome, spectacle de divertissement pour les uns, d'humiliation pour les autres. Il décrit les courses où concourent, poussés par des soldats à cheval, buffles, ânes, enfants, Juifs, vieillards et estropiés de toutes sortes.

Montaigne s'est toujours indigné de la xénophobie des Français qui ont souvent tendance, pensait-il, à critiquer et rejeter ce qui leur est étranger ou inconnu.

La France de son époque est traversée par un antijudaïsme virulent aussi développé dans les milieux intellectuels et bourgeois que populaires. L'auteur des Essais, lui-même d'ascendance espagnole, s'est aussi montré sensible au sort des Juifs de la péninsule ibérique. En décrivant le drame des Juifs d'Espagne, écrit Sophie Jama, Montaigne ne s'autorise aucune fantaisie. Les événements sont rapportés de façon objective mais de manière à bien mettre en LE « MARRANISME » DE MONTAIGNE évidence l'absurdité de la situation des victimes.

De la bienveillance au soutien plus explicite, il y a un pas à franchir. Compte tenu de l'époque, il faut du courage à Montaigne pour désigner le judaïsme, dans l'essai « De la gloire », comme l'unique religion ayant valeur de vérité.

Un « marranisme » de cœur et d'esprit ?

Comme le signale Shmuel Trigano dans sa préface, le projet de Sophie Jama est par essence invérifiable. Démontrer le « marranisme » de Montaigne reviendrait à prouver la réalité de ce qui est par définition « caché ». L'entreprise de l'auteur est, par ailleurs, l'image inversée de la geste inquisitoriale qui déployait de grands et d'esprit et au mode de pensée de Montaigne.

Celui-ci prônait un élitisme aristocratique qui renverrait à la notion juive de l'élection (comprise comme un devoir moral et altruiste et non comme un privilège), combattait pour la justice, appliquait une sorte d'herméneutique qui privilégie le commentaire et le doute, exclut le dogme et vise spécifiquement la vie de l'homme dans son expression pratique et concrète. Il s'inscrivait aussi dans les deux dimensions de l'identité juive que sont l'universalité et la singularité.

Ainsi que l'explique Sophie Jama, le « marranisme » n'eut pas seulement pour fonction de préserver une identité consciente mais favorisa la transmission d'une certaine philosophie morale, d'une manière de penser, d'un jeux complexes de l'être et du paraître, du privé et du public, de la liberté intérieure et des contraintes sociales.

Si l'originalité de l'œuvre est de révéler le dédoublement du sujet, ne peut-on pas faire l'hypothèse qu'une dualité propre à l'auteur en serait une des sources ? Il existe pour Trigano des figures du « marranisme » qui vont bien au-delà de l'existence juive : « La dissimulation, l'examen et le contrôle de soi, l'observation des autres, l'anatomie de la psyché, hantent toute la littérature européenne du xvif siècle, à l'heure où les Marranes se répandent dans une Europe qui a expulsé ses Juifs... La narration de l'Europe moderne à ses débuts, telle qu'elle s'exprime à travers les fondateurs des littératures nationales comme Rabelais, Cervantes, Montaigne, garderait ainsi les souvent inutiles efforts pour dévoiler ce qui ne se révèle jamais par la force, les secrets de l'âme et de l'identité. La thèse de Jama est la suivante : « [...] le judaïsme (de Montaigne) se révèle davantage dans la forme de l'œuvre que dans le fond, dans le style de pensée et d'écriture plutôt que dans les propos surveillés par la censure; encore que les sympathies de Montaigne, ses combats pour la vie, sa soif de justice, de paix et de liberté puissent constituer un ensemble tout à fait cohérent à la lumière d'un judaïsme qu'il fut loin d'oublier totalement. » L'auteur considère que l'exercice talmudique et la tradition rabbinique sont à la source d'un art du dialogue et d'une philosophie du sujet conformes à l'ouverture ensemble flou de croyances et de valeurs, et enfin d'une tradition de prudence.

Shmuel Trigano écrit que l'expérience du « marranisme » fit du Juif « le premier homme moderne, à l'instar du citoyen de l'État moderne que décrit Marx dans La Question juive, partagé en un citoyen et un homme privé, en deux conditions de statut inégal... ». Revenant à Montaigne, Sophie Jama considère que sa double identité fut source de conflits et d'inconfort, mais qu'elle lui permit aussi d'acquérir une distance, une perspicacité particulière. Avec les Essais, Montaigne propose une des premières œuvres intimes de l'histoire de la littérature, une écriture de soi, un récit de soi qui lui permet de mettre au jour les
traces de ces origines refoulées ». Sophie Jama conclut son ouvrage sur l'humour des Essais :

« Tant de choses peuvent se dire avec humour que celui-là même qui est attaqué ne sait trop s'il doit se fâcher ». Ce goût pour le paradoxe, cette manière de transfigurer le tragique par l'ironie, de cultiver l'absurde et l'autodérision ont « quelque chose de l'humour juif », ce mécanisme de défense qui permet de se protéger de la souffrance, de tromper son adversaire ou son persécuteur, de préserver son intégrité et, au bout du compte, de « triompher du monde ».


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