PSYCHOHISTOIRE

PSYCHOHISTOIRE

Messagepar Nina » Mai 11th, 2012, 11:03 am

C’est depuis longtemps une évidence pour tout le monde, excepté pour ceux qui sont incurablement ou volontairement aveugles, que l’accord de 1993, signé entre le gouvernement d’Israël et l’Organisation de Libération de la Palestine [OLP] a été un terrible impair de la part d’Israël. L’histoire connaît peu de cas où un pays ait ouvert ses portes à un cheval de Troie, de manière aussi folle que l’a fait Israël lorsqu’il a accueilli Yasser Arafat et ses brigades de l’OLP, leur a remis la quasi-totalité de la bande de Gaza et une bonne partie de la Cisjordanie, et leur a fourni les armes leur permettant d’imposer leur pouvoir aux autochtones. Comment des dirigeants politiques et militaires expérimentés, des hommes d’Etat et des généraux, dont la carrière a été consacrée, durant un demi-siècle, à gérer l’âpre conflit entre Israël et les Arabes, ont-ils pu commettre une telle erreur ?

Un an plus tard, alors que l’accord d’Oslo tendait déjà vers l’effondrement final, je partageais les réflexions qui peuplaient mon esprit à propos de ce problème avec mon excellente amie, Ruth Wisse, professeur de littérature Yiddish à Harvard, et, comme moi, collaboratrice régulière de Commentary. Contrairement à elle, qui, d’emblée, avait été très hostile à l’Accord d’Oslo, j’étais plus hésitant à ce sujet, au début. L’accord m’avait profondément troublé et inquiété, mais tout en ne partageant pas le délire enthousiaste qui salua la poignée de mains entre Rabin et Arafat sur la pelouse de la Maison-Blanche, je n’avais pas non plus rejoint immédiatement le camp des critiques. Les dirigeants d’Israël, me disais-je, doivent tout de même bien savoir ce qu’ils font. J’attendais donc la suite des événements en espérant que tout irait pour le mieux.

J’ai donc dit à Ruth :

« Je voudrais vous demander quelque chose. Vous et moi avons été en désaccord politique dans le passé. Vous avez toujours dit que les concessions israéliennes aux Palestiniens se solderaient par un effondrement désastreux, et moi, j’ai toujours dit qu’il fallait faire des concessions. Elles ont été faites, et il se trouve que vous aviez raison et que j’avais tort. Comment se fait-il que vous, qui vivez aux Etats-Unis, compreniez ce que moi, qui vis en Israël, ai été incapable de discerner ? »

« C’est à cause de ma connaissance de la littérature Yiddish », m’a répondu Ruth.


J’ai d’abord cru qu’elle plaisantait. Puis, j’ai réalisé qu’elle avait dit quelque chose de profond – assez profond, en tout cas, pour mériter les 600 pages d’exégèse du nouvel ouvrage de psychohistoire [1], bien étudié et vigoureusement argumenté, par Kenneth Levin : "Le syndrome d’Oslo".

Psychiatre à Boston, Levin a écrit un livre sur les dimensions psychologiques du comportement politique juif depuis l’Europe médiévale jusqu’à aujourd’hui. C’est la période durant laquelle le yiddish était la langue parlée et en partie écrite par la majeure partie des Juifs d’Europe. Et si comprendre le comportement d’un peuple, c’est comprendre ses sentiments (qui sont souvent exprimés au mieux dans sa littérature), "Le syndrome d’Oslo" est un livre en forme d’examen de conscience.

Le livre de Levin est à la fois simple et complexe – simple, parce que réductible à quelques grandes généralisations ; complexe, parce qu’étayé par un grand nombre d’exemples historiques.

Jusqu’à l’époque moderne, argumente Levin, les Juifs d’Europe, quoique constituant une minorité dispersée parmi les chrétiens et à la merci de leurs souverains, vivaient dans des communautés autonomes, ayant leurs propres dirigeants, se référant à des valeurs internes, et avaient un degré élevé d’estime de soi. Fiers de leur religion et de leur savoir, les Juifs avaient un ego collectif robuste. Bien que les préjugés chrétiens fussent toujours menaçants et infligeassent parfois des dévastations, ils n’entamèrent jamais la confiance des Juifs dans la supériorité de leur mode de vie.

Tout commença à changer, écrit Levin, au siècle des Lumières, quand les premières lueurs d’égalité sociale et politique amenèrent les Juifs à entrevoir leur intégration dans la société européenne. Du fait que l’émancipation des Juifs donnait lieu à de furieux débats entre chrétiens, les Juifs se sentaient maintenant concernés, pour la première fois, non seulement par la manière dont les chrétiens se comportaient à leur égard, mais également par ce qu’ils pensaient d’eux. Et là, ils se heurtèrent à un problème, parce que, de manière générale, les partisans chrétiens de l’émancipation n’avaient pas du tout une haute idée des Juifs – et elle n'était certainement pas supérieure à celle des adversaires de l’émancipation.

C’est que, dans leur grande majorité, les intellectuels des Lumières en France, en Angleterre et ailleurs, partageaient la perception chrétienne traditionnelle des Juifs comme étant arriérés, avares, parasites et moralement corrompus. Ils différaient seulement dans leur estimation de ce qu’il fallait faire. Au fond, déclaraient des philosophes comme Diderot et Voltaire, les Juifs n’étaient pas moins humains que les autres, mais leur humanité avait été déformée par l’étroitesse d’esprit de leur religion et par des siècles de persécution. Cessez de les persécuter ; amenez-les à abandonner leur religion ; éduquez-les et enseignez-leur des métiers utiles, et ils deviendront de bons Européens, comme leurs voisins chrétiens.

Ce qui se produisit ensuite, d’après l’explication de Levin, c’est ce que les psychologues appellent "l’identification intérieure" [internalization], processus mental qui nous fait adopter les attitudes des détenteurs de l’autorité, auxquels nous nous identifions, surtout quand nous dépendons aussi d’eux. A mesure que commença à se créer, vers la fin du XVIIIe et le début du XIXe siècles, d’abord en Allemagne, puis en Europe de l’est, une classe d’intellectuels de souche juive, les "maskilim" ("illuminateurs", terme dérivé de "Haskalah", équivalent hébreu de "éclairé") [2], les intellectuels européens favorables à l’émancipation devinrent, pour cette classe, le modèle à imiter. Cependant, comme ces mêmes intellectuels étaient généralement hostiles au judaïsme et à ses fidèles, tant les maskilim que les nombreux Juifs influencés par eux firent leur cette hostilité. De là naquit la pathologie de la haine de soi, d’autoaccusation et d’auto-dénigrement juifs – une pathologie qui, selon Levin, est à l’origine d’un grand nombre de politiques juives ultérieures, jusqu’à la capitulation d'Oslo incluse.

Comment passer des maskilim à Oslo ?

De manière générale, observe Levin, les forces qui appelaient à l’admission des Juifs dans la société européenne, en échange de leur abandon du particularisme juif, appartenaient à la Gauche politique. En conséquence, les Juifs, particulièrement les intellectuels juifs tendaient à s’identifier avec la Gauche, si bien que, même quand le mouvement néo-particulariste du nationalisme juif, connu sous le nom de Sionisme apparut sur la scène, vers la fin du XIXe siècle, il fut rapidement dominé par son aile gauche. Quoique Théodore Herzl lui-même ait été un libéral, au sens européen classique, ses vues étaient déjà contestées par les socialistes utopistes, même avant sa mort prématurée, en 1904.

Dans les années 1920, la Gauche, sous la forme du "Sionisme Travailliste", avait pris le contrôle de l’organisation sioniste internationale fondée par Herzl et de la vie politique de la communauté juive de Palestine.

Bien que prétendant être de fiers nationalistes juifs, ces politiciens et intellectuels Sionistes Travaillistes étaient, selon la description de Levin, infectés par la pathologie d’auto-dénigrement, celle-là même que le Sionisme avait ostensiblement répudiée. Pour eux, l’indépendance juive dans un État juif ne pouvait être une fin en soi, comme ce l’était pour la Droite sioniste. A moins d’être au service d’un projet plus élevé qui referait des Juifs un peuple plus digne, purifié de la gangue de son existence exilique, il ne pourrait être justifié. Et Levin de citer Martin Buber :

« Notre propos… ne concerne pas l’Etat juif… Il ne concerne pas l'ajout d’une structure insignifiante de plus… Sion restaurée deviendra la maison du Seigneur pour tous les peuples [3] et le centre du nouveau monde. »

Toutefois, un utopisme aussi débridé avait son mauvais côté. Si Sion ne devenait pas « la maison du Seigneur », ce serait la faute du sionisme ; si un État juif avait des voisins qui refusent de faire la paix avec lui, il ne pourrait être une maison « pour tous les peuples ». Un Sionisme qui serait moins que parfait serait un échec.

Selon la vision des choses de Levin, l’héritage du Sionisme Travailliste de la période de la Haskalah, était le présupposé que si l’Etat Juif avait des ennemis, c’est qu’il les méritait. Tout comme les maskilim admettaient que l’Europe chrétienne avait des raisons valables de détester les Juifs, une partie de la Gauche sioniste admettait la légitimité de la haine arabe d’Israël ; et, à l’instar de l’insistance des maskilim sur le fait que les Juifs devaient changer s’ils voulaient être acceptés par la société européenne, certains Sionistes Travaillistes insistaient sur le fait qu’Israël devait amender ses comportements avant qu’il puisse faire partie du Moyen-Orient.

En psychiatre, Levin discerne un parallèle évident entre de telles réactions et celles d’enfants victimes d’abus et de femmes battues, qui s’attribuent généralement la responsabilité de causer la cruauté qui les frappe. Dans les deux cas, l’illusion que la faute est leur sert un double but, faire en sorte que les victimes continuent à croire aux bonnes intentions de ceux dont elles désirent ardemment l’amour, et qu’en même temps, elles aient l’impression qu’elles contrôlent leur propre situation et peuvent l’améliorer par un meilleur comportement.

A vrai dire, écrit Levin, ce syndrome n’a pas joué un rôle historique majeur dans la vie intellectuelle et politique israélienne jusqu’aux années 1970. Au contraire, tout au long des années du Mandat britannique en Palestine, de l’Holocauste, de la création d’Israël, et des combats et réalisations des premières années de l’Etat juif, les faiseurs d'opinions, européennes et américaines, étaient suffisamment amicaux ou neutres à l’égard du Sionisme pour permettre au courant dominant de la Gauche sioniste de croire en la justice de sa cause. L’autoaccusation était largement marginale.

Cependant, à partir de la guerre de 1967 et de l’occupation israélienne de la Cisjordanie et de la bande de Gaza, tout commença à changer. Le climat intellectuel et politique en Occident, particulièrement au sein de la Gauche, se fit progressivement hostile envers Israël, précisément alors que s’aggravaient les attaques arabes, tant militaires, que terroristes et de propagande, auxquelles il était en butte. Le fait que les concessions israéliennes n’ont pas entamé cette tendance n’a fait qu’accroître la sensation d’état de siège, qu’éprouvait à présent la Gauche sioniste, qui venait, pour la première fois, de perdre une élection nationale, au profit de la Droite, en 1977. Dès lors que la Droite était au pouvoir, elle, et non les Arabes, pourrait être réputé responsable du siège. Elle et ses politiques étaient décrits par la Gauche de la même manière que le judaïsme traditionnel avait été décrit par les maskilim : c’était l’affreux visage du peuple juif, qu’il fallait remplacer si l’on voulait être admis dans la famille des nations.

Finalement, en fait, la Gauche Sioniste s’attaqua au Sionisme lui-même. C’était le sionisme dans toutes ses formes, commencèrent à affirmer de plus en plus d’intellectuels israéliens, qui était la cause de sa propre infortune. Lorsque la Gauche reprit le pouvoir, aux élections de 1992, écrit Levin,

« les roulements de tambour de cette rhétorique artistico-littéraire, de la Nouvelle Histoire, des écrits universitaires antisionistes/post-sionistes, et du mouvement de la paix se faisaient toujours plus bruyants dans leurs promotions de nouvelles directions… qui mèneraient à l’abnégation de soi et aux concessions nationales dont ses pourvoyeurs avaient choisi de croire qu’elles ne pouvaient qu’assurer la paix. »

C’était le retour du refoulé : le vieux syndrome du dénigrement de soi juif avait refait surface en se vengeant sur l’ État juif. Tout ce qu’il lui fallait pour produire de nouvelles politiques fatales, c’étaient les bons dirigeants politiques. Shimon Peres et Yitzhak Rabin avaient le profil. Le décor d’Oslo était planté.


Est-ce là une lecture pleinement satisfaisante de l’histoire juive moderne ? De l’histoire d’Israël ? De ce qui se produisit en 1993 ?

Sûrement pas. Toutes les psychohistoires, tant individuelles que nationales, souffrent d’argumentation circulaire et d’hyper-déterminisme. De plus, aucune psychohistoire d’un peuple ne peut être, au mieux, davantage qu’une construction poétique du passé. Intelligence ou âme collectives sont des métaphores et non une chose ayant une existence individuelle propre. Seuls des individus ont une intelligence.

Les deux personnages qui ont eu le plus de responsabilité dans le processus d'Oslo n’étaient pas, à en juger par leur carrière antécédente, des hommes enclins à l’autoaccusation. Rabin était un ancien général coriace, qui, dans son précédent poste en tant que ministre de la défense du gouvernement d’union nationale de Yitzhak Shamir, de 1988 à 1992, avait, de manière mémorable, appelé à « briser les bras et les jambes » des Palestiniens de la première Intifada. Pérès, identifié dans le passé avec les faucons du Parti Travailliste, avait jadis favorisé les colons de Cisjordanie. Aucun des deux hommes n’était réputé pour sa sympathie envers la cause palestinienne.

On a avancé maintes explications de leur volte-face. C’est l’Intifada de la fin des années 1980 qui a montré l’ampleur et la détermination de la résistance palestinienne à l’occupation militaire israélienne. C’est la Conférence de Madrid en 1991, qui a montré clairement qu’il n’y avait pas de dirigeants palestiniens non contrôlés par l’OLP, avec lesquels discuter. En outre, l’OLP elle-même, tout en poursuivant sa campagne de terrorisme, avait progressivement adouci ses positions publiques et indiquait maintenant qu’elle était prête à reconnaître Israël en échange d’un État palestinien.

Par ailleurs, en détruisant l’armée irakienne, la guerre du Golfe menée par les Américains, en 1991, avait supprimé la menace militaire d’un front oriental, sur lequel un État palestinien aurait pu s’aligner. La puissance croissante du Hamas dans les territoires occupés faisait naître l’inquiétude que, si Israël ne concluait pas un accord avec l’OLP, les fondamentalistes prendraient bientôt le contrôle de ces territoires ; en effet, des rapports des services de renseignements indiquaient l’imminence d’un déferlement tous azimuts du terrorisme islamique, et estimaient qu’il ne pourrait être contrecarré qu’en consolidant les forces modérées dans le monde arabe. A quoi s’ajoutait une pression internationale croissante sur Israël pour qu’il mette fin à son conflit avec les Palestiniens en se retirant de tous les territoires. Chacune de ces considérations avait de l’importance ; aucune n’était liée à l’autoaccusation juive.

Au vrai, comme l’atteste Levin, il y a eu également un important revirement, spécialement au sein de la Gauche, dans les attitudes israéliennes à l’égard du conflit. Cela a, sans aucun doute, influencé Rabin et Pérès de deux manières. D’une part, cela les a amenés à douter de l’endurance du public israélien ; le danger leur est apparu réel que, las des sacrifices et perdant le moral, Israël puisse "craquer" si le conflit continuait, minant la force du pays et sa capacité de se défendre. D’autre part, la Gauche et même les Centristes étaient mûrs pour des concessions qui eussent été impensables quelques années plus tôt. Cela a certainement encouragé les deux hommes à croire qu’une volte-face en direction de l’OLP, des négociations avec ce qui avait été exclu jusqu’alors par le Parti Travailliste, pourrait recueillir le soutien public nécessaire.

Ce que l’on peut dire, donc, c’est qu’il se peut que le "syndrome d’Oslo", quoique ne constituant pas une condition suffisante de ce qui s’est produit en 1993, ait été nécessaire. Sans lui, les dirigeants d’Israël, animés d’un désir profond de fermer les yeux sur le fait que l’OLP était restée une organisation déterminée à détruire Israël, pourraient avoir envisagé un accord avec elle, pour finalement rejeter une telle chose comme politiquement inappropriée.

Par ailleurs, toutefois, l’interprétation, que fait Levin, du Sionisme et de l’histoire juive moderne, qui est également une polémique politique rédigée du point de vue de la droite sioniste, soulève de nombreuses questions qui restent sans réponses.

Le Sionisme Travailliste, soutient Levin, a péché contre le peuple juif en approuvant et même intensifiant la critique de la Haskalah à l’encontre du judaïsme et de la vie juive traditionnels. La Gauche sioniste considérait cette existence comme pétrifiée sur le plan religieux, arriérée sur le plan culturel, improductive sur le plan économique, et en divorce malsain avec la nature et le moi naturel. Elle ne considérait pas le Sionisme uniquement comme un mouvement pour l’indépendance juive, mais comme un remède radical pour une nation malade, une héroïque tentative de soigner le peuple juif pour le ramener à la santé physique et spirituelle. En adoptant cette perspective, poursuit l’argumentation de Levin, elle faisait sien le portrait original des Juifs vus par les philosophes.

Et cependant, la vision des choses du Sionisme Travailliste était-elle tellement erronée ? S’il nous fallait reconstituer la vie juive du XIXe siècle et du début du XXe à partir de la littérature en hébreu et en yiddish – tantôt durement critique, tantôt satiriquement drôle - de cette période, il se pourrait que nous finissions par voir quelque chose de très similaire.

C’est, bien sûr, de cette littérature que Ruth Wisse parlait [4], ou, du moins, des textes dans lesquels la tendance juive à l’autoaccusation est excessive. Mais ici, nous arrivons au point dialectique crucial, dont Levin, qui préfère que sa psychohistoire soit sans ambiguïté, n’accepte jamais tout à fait l’évidence. Le Sionisme Travailliste, dans son affirmation du statut de nation juive et du droit juif à la terre d’Israël, couplée à son désir d’y édifier une nouvelle société qui se débarrasserait du sentiment de honte ressenti par le Juif exilique, en constituait à la fois une forte affirmation et une forte négation. Pourtant, sans la négation, les énergies d’une jeunesse juive d’Europe orientale en révolte ouverte contre le monde de ses parents n’auraient jamais pu s'intégrer dans la cause sioniste. Comme les pôles, positif et négatif, d’un circuit électrique, les deux contraires sont nécessaires pour générer un courant.

C’est une difficile vérité pour ceux qui, comme Levin, préfèrent maintenir nettement séparés l’un de l’autre le positif et le négatif dans l’histoire sioniste – séparation qui est encore moins tenable si on l’applique à l’histoire juive dans son ensemble. Il est certain que l’autoaccusation, ou la "haine de soi", comme on l’appelle souvent, est un phénomène bien connu de la vie juive moderne. Mais supposer, comme le fait Levin, qu’il s’agit d’un phénomène moderne distinctif, c’est ignorer totalement la vie juive antécédente. ll n'est que de commencer par la Bible, où, particulièrement dans ses livres prophétiques, l’autoaccusation saute aux yeux, page après page. Inlassablement, les prophètes accusent Israël de s’attirer les attaques de ses ennemis et d’être coupable des tribulations dont Dieu l’afflige.

De plus, le message biblique selon lequel toutes les infortunes d’Israël sont des punitions bien méritées trouve écho au fil des âges, dans des textes juifs subséquents, où toutes les catastrophes qui s’abattent sur le peuple juif – la révolte manquée contre Rome, les massacres antijuifs des Croisades, l’expulsion d’Espagne, les terribles pogroms du XVIIe siècle en Ukraine, et même l’Holocauste – ont été mises, au moins par certains Juifs, sur le compte de la culpabilité juive.

L’estime de soi juive médiévale ne fut pas tout à fait aussi inébranlable que le prétend Levin, et l’autoaccusation juive ne commence pas à l’époque des Lumières en Europe, même si l’on peut comprendre le désir de l’auteur de croire que c’est le cas. En fin de compte, on peut apprendre beaucoup de mauvaises nouvelles, et découvrir qu’à l’époque moderne, même dans un Etat juif, les Juifs ont eu une tendance perverse à accepter leur adversité, est déjà une assez mauvaise nouvelle. Mais devoir y ajouter que cette tendance remonte aux tout débuts de l’existence du peuple juif et constitue une habitude apparemment indéracinable, qui date de trois mille ans, peut dépasser ce que la fierté d’un Juif peut supporter. Le premier pas en direction d’Oslo aurait-il réellement été accompli à l’ombre du Sinaï ?

Peut-être. Mais confrontée à des questions d’une telle magnitude, la psychohistoire doit être modeste. L’autoaccusation collective, comme le savent les Américains de tous poils, n’est pas un phénomène uniquement juif, même s’il y a des cultures, telle celle de l’Islam, dont on peut difficilement dire qu’elle y existe. Elle n’est pas non plus malsaine ni imméritée là où elle existe. Et quoique il soit peut-être possible de repérer les manières dont l’autoaccusation des Juifs religieux s’est transformée en autoaccusation dans la Gauche antireligieuse juive et sioniste, alors qu’elle disparaît largement de la Droite sioniste, tant laïque que religieuse, ces choses sont tout sauf simples. La psychohistoire peut contribuer à expliquer beaucoup de choses, mais elle n’est certainement pas l’explication de toute chose. Tous les chemins ne mènent pas à Oslo. Beaucoup d’entre eux, cependant, convergent dans sa direction.

Hillel Hakin


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Notes du traducteur

[1] « Ce qu'il est maintenant convenu d'appeler la psychohistoire est devenu un chapitre controversé mais non négligeable de l'historiographie contemporaine. Elle [la psychohistoire] apparaît comme une contribution originale et spécifique au courant de la «nouvelle histoire» et de l'histoire des mentalités… Formellement, la psychohistoire se définit comme "la science de la motivation en histoire" et se caractérise par "l'utilisation d'une psychologie systématique, en l'occurrence la psychanalyse, dans le cadre de l'investigation historique" … Par ailleurs, il faut reconnaître, à la suite de S. Friedländer, que c'est dans le champ des études biographiques que la psychohistoire a marqué ses meilleurs coups - pensons simplement à la multitude d'études sur Hitler, pour ne prendre que cet exemple -, et que c'est à la psychanalyse et, plus spécifiquement à la psychanalyse du Moi, issue des travaux de Heinz Hartmann et Anna Freud, que l'on se réfère le plus fréquemment. » (Extrait de l’article de Jean-Marc Charron, "Psychohistoire et religion : perspectives, défis et enjeux".)
[2] Enlightenment, littéralement 'illumination', terme traduit en français par "Lumières", au sens de règne des esprits éclairés.
[3] Allusion à Is 56, 7 : "… je les mènerai à ma sainte montagne, je les comblerai de joie dans ma maison de prière. Leurs holocaustes et leurs sacrifices seront agréés sur mon autel, car ma maison sera appelée maison de prière pour tous les peuples."
[4] Voir le deuxième paragraphe du présent article.


Texte original anglais : The Oslo Syndrome : Delusions of a People Under Siege, by Kenneth Levin - Smith & Kraus. 571 pp. $35.00, Reviewed by Hillel Halkin.

Recension, par Hillel Halkin, de l’ouvrage "Le syndrome d’Oslo. Illusions d’un peuple assiégé", de Kenneth Levin, dans Commentary, de septembre 2005, pp. 75-81


Hillel Hakin donne des arguments parfaitement recevables mais à mon avis pas assez étayés.
Nous pouvons en discuter Olivier. :)
Nina
 
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